• Le soutien à l’emploi local, une revendication légitime


    Dimanche 19 Février 2017 à 15:44
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    La question de la « préférence régionale », de la « régionalisation de l’emploi » ou du « soutien à l’emploi local » revient périodiquement dans le débat public ces dernières années

    Dans un contexte de chômage durable, structurel, il n’est  ni étonnant ni choquant que des voix s’élèvent – des collectifs se forment -  pour demander que les emplois créés ou qui deviennent disponibles profitent  le plus possible à celles et  ceux qui sur place souffrent de ce chômage endémique, surtout lorsque les compétences existent.

    Force est toutefois de constater que cette demande reste politiquement timide voire incorrecte, mises  à part des interventions ponctuelles  à l’occasion de nominations à des postes de haut niveau ou emblématiques. Insuffisamment défendue ou contestée, la revendication d’une politique d’emploi local est pourtant légitime et doit être affirmée et prise en compte, tout en restant conscient des limites et conditions de réussite d’une telle démarche.

    UNE REVENDICATION  LEGITIME

    La légitimité de la demande est d’abord fondée sur  une situation économique et sociale particulière, avec un  chômage  hors norme - oscillant globalement entre 25  et 30 %  et dépassant 50 % chez les jeunes – et les conséquences sociales que l’on connait : taux record de familles vivant de minimas sociaux, moitié de la population vivant au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté... L’emploi  devient alors  un déterminant social qui justifie une politique de recrutement adaptée.

    Cette légitimité est renforcée par des contraintes géographiques qui constituent à la fois un handicap économique reconnu  par la Constitution et les Traités européens et une limitation naturelle de la « mobilité du travail » sur le territoire national. Une mobilité qui est la plupart du temps, faut-il le rappeler, subie dans un sens, choisie dans l’autre.

    Favoriser les recrutements locaux  s’inscrit par ailleurs  dans une logique  de politiques publiques. Ces politiques ont un coût et sont gouvernées par le principe d’efficience. Les mesures – coûteuses -  mises en œuvre pour lutter contre le chômage n’atteignent pas leur but si dans le même temps on pourvoit les emplois, de manière conséquente et sans nécessité technique, par des personnes venues de l’extérieur. La prise  en charge de la mobilité du travail vers la métropole qui en découle majore également, contre toute logique d’efficience,  le coût des politiques publiques de lutte contre le chômage.

    Le mouvement en faveur de recrutements locaux  est d’autant plus justifié que les compétences locales  existent. Il convient ici de faire deux remarques. D’abord concernant la condition de recrutement « à compétences égales » : l’appréciation de cette notion  doit se faire en tenant compte « des qualifications et de l’expérience professionnelle requises pour occuper (l)’ emploi », ainsi que  l’a rappelé le Conseil d’Etat dans son avis du 2 avril  2009 sur le projet de loi de pays de la Nouvelle-Calédonie. Il est facile en effet de justifier un recrutement extérieur par la présentation de diplômes supérieurs aux qualifications qu’exigent l’emploi…Invoquer par ailleurs la non-disponibilité des qualifications recherchées relève souvent d’un manque d’anticipation. A condition d’y mettre un minimum de volonté et de préparation, l’employeur peut la plupart du temps trouver auprès de Pôle Emploi et d’autres instances publiques ou privées les procédures lui permettant de satisfaire son besoin de recrutement.

    Exigence sociale, l’accès local à l’emploi constitue aussi un impératif politique et moral. C’est un impératif politique parce que la situation actuelle crée et accumule des frustrations et ne peut perdurer sans mener à des tensions conduisant elles-mêmes à une rupture de la cohésion sociale. Sur le plan moral on ne peut maintenir dans le chômage et la précarité des milliers de familles et n’offrir à nos jeunes d’autres perspectives qu’une mobilité loin de chez eux, qui est souvent une « mobilité  de rupture »  de liens familiaux et sociaux. Cette mobilité restera certes nécessaire et inévitable mais ne peut plus être la migration organisée, systémique et  massive des temps du Bumidom.

    Une politique d’emploi local ne remet pas en cause, enfin, le principe constitutionnel d’égalité. C’est important de le rappeler. Dans les collectivités autonomes de l’article 74 de la Constitution (COM-DA) bénéficiant de la « préférence locale » en matière d’emploi, le respect du principe d’égalité reste une exigence et impose des limitations et un encadrement strict. Le Conseil d’ Etat a ainsi censuré la loi de pays du 19 mai 2009 de la Polynésie Française dans la mesure où celle-ci « a imposé à l’accès aux emplois publics en Polynésie Française des restrictions excédant celles strictement nécessaires à la mise en œuvre de l’objectif de soutien de l’emploi local et méconnu le principe constitutionnel d’égal accès aux emplois publics…». ll n’y a pas, comme on le voit, d’incompatibilité entre principe d’égalité et soutien de l’emploi local.

    Il est possible aujourd’hui d’avancer par un ensemble de mesures  permettant de mieux prendre en compte la réalité locale. Elles peuvent être règlementaires comme la reconnaissance du CIMM dans la fonction publique ou la déconcentration des concours administratifs de l’Etat. Elles peuvent aussi relever d’engagements et de pratiques que l’on pourrait qualifier « d’ardente obligation » pour l’ensemble des acteurs. Le tout est de bien mesurer les conditions de la réussite de telles adaptations.

     LES  CONDITIONS  DE  LA REUSSITE  D’UNE POLITIQUE  DE  RECRUTEMENT LOCAL

    Il convient d’abord d’éviter l’exclusion et l’enfermement. Au-delà des aspects juridiques, cela irait   à l’encontre de la tradition réunionnaise et de l’image que donne une société multiculturelle harmonieuse et tolérante. Ce serait ensuite contreproductif en termes de performances et c’est valable dans le public comme dans le privé.

    Il y a bien entendu des limites juridiques, évoquées ci-dessus et sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’étendre ici sauf pour rappeler que la référence exclusive à « l’origine » des personnes serait inconstitutionnelle. Dans les collectivités d’outre-mer dotées d’autonomie (COM-DA) où des mesures de protection de l’emploi local sont possibles, c’est la notion de « durée de résidence » qui détermine les bénéficiaires de telles mesures, jamais celle « d’originaires ». De même si le lieu de naissance est pris en compte dans la définition du CIMM, il doit être complété par d’autres critères. Il va de soi que cela n’enlève rien  aux réalités identitaires attachées à notre île.

    Une des conditions de la réussite en matière de soutien de l’emploi local est l’adhésion des principaux acteurs intéressés.  Celle bien entendu  des  employeurs, publics et privés. On peut regretter à cet égard  que les engagements de l’Etat sur les propositions du rapport Lebreton  n’aient eu un commencement de réalisation - dans la loi mais pas encore dans les décrets et dans les faits - que sur la question des mutations des fonctionnaires.

    Pour la fonction publique, outre la prise en compte prioritaire du CIMM pour les mutations,  nous devons aller vers une régionalisation des concours de la fonction publique de l’Etat, dans le cadre d’une mutualisation des recrutements. Au-delà des mesures particulières, certaines règles générales doivent par ailleurs être respectées. La transparence dans les recrutements : elle concerne toutes les fonctions publiques et vaut pour les administrations stricto sensu, leurs établissements publics comme les hôpitaux et aussi les organismes fonctionnant essentiellement à l’aide  de subventions ou de fonds publics. S’agissant de la Fonction Publique de l’Etat, un équilibre doit être trouvé entre recrutements  sur place et retour  des  « Réunionnais » qui ont fait l’effort de la mobilité en métropole. Le « droit au retour » est une question sensible, notamment dans l’Education Nationale et la Police Nationale, mais beaucoup de Réunionnais attendent aussi ce retour dans d’autres administrations ou dans les hôpitaux.

    Est-il nécessaire de rappeler que les interventions politiques pour un recrutement  local sur des postes à responsabilité de l’Etat doivent éviter autant que possible l’immixtion dans le choix des personnes – en cas notamment de pluralité de candidatures locales -, sous peine d’introduire le doute sur l’indépendance future des candidats choisis ?…

    S’agissant du privé, la prise en compte par les entreprises de l’environnement social dans lequel elles travaillent outre-mer est à la fois une obligation morale et la contrepartie normale d’un ensemble important de mesures dont elles bénéficient -  défiscalisations, réductions de charges  sociales ou autres aides à l’investissement et à l’emploi, au demeurant justifiées. Un engagement dans ce sens des organisations professionnelles les plus représentatives, dans une charte régionale, constituerait à n’en pas douter une avancée importante, sans risque de rigidités économiques. Un tel engagement a été évoqué lors de la visite du Président de la République à La Réunion en 2014 et ne pourra longtemps être différé.

    Le soutien actif des élus et des syndicats est aussi primordial et doit aller au-delà des interventions sur des cas ponctuels, sans effet sur tout un « système » qui perdure. Comme rappelé en introduction, on ne peut que constater l’absence aujourd’hui d’une revendication forte et globale,  portée notamment  par l’ensemble  des représentants élus de la population. Il est symptomatique  de ne trouver cette question du recrutement local ni dans les programmes électoraux, ni dans les divers et nombreux schémas de développement élaborés localement. Tant que cette attente de la population ne sera pas relayée à ce niveau, il est à craindre qu’elle reste ignorée.

    *

    Avant de conclure, il convient de dénoncer le discours consistant à assimiler toute politique d’emploi local à la « préférence nationale » prônée par l’extrême droite, voire à brandir des risques de xénophobie. La préférence nationale est un concept politique et une doctrine globale de protection nationaliste, qui tend vers l’exclusion. On ne saurait la comparer sans mauvaise foi à une politique d’emploi outre-mer justifiée par des contraintes particulières, laquelle  a d’ailleurs déjà une existence juridique s’agissant des collectivités relevant de l’article 74 de la Constitution. La mauvaise foi c’est aussi  sans doute, chez beaucoup, adhérer aux thèses de la préférence nationale tout en s’en servant comme épouvantails contre l’emploi local…

    On ne peut terminer cette réflexion sans rappeler que le soutien au recrutement local, légitime et nécessaire, ne suffira pas  à régler le problème de l’emploi à la Réunion. Notre territoire ne crée pas suffisamment d’emplois et c’est aujourd’hui la faiblesse des politiques économiques mises en oeuvre. Les commentaires sur les derniers taux de chômage sont significatifs de l’état d’artificialité acceptée de notre économie, tournant tous autour de l’efficacité du dispositif d’emplois aidés… Le corolaire étant l’attribution à l’Etat seul de la responsabilité de la situation, en oubliant ainsi  plusieurs réalités importantes: 1°) Seuls l’investissement des entreprises et le développement économique pourront significativement créer les emplois nécessaires, 2°) Le développement économique régional ne dépend pas que des décisions de l’Etat mais aussi de l’exercice par la région d’une de ses compétences les plus importantes, 3°)  Notre modèle de développement a atteint depuis longtemps ses limites…

    C’est un autre débat, qui exige autre chose qu’un empilement de mesures dans le temps, et qu’on ne pourra éternellement éviter.

    Le 17 février 2017.

    Jean-Marc Bédier

     

     




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